Manger Bambi


Caroline de Mulder

MANGER BAMBI

collection La Noire, Gallimard


Le roman est paru ce jeudi 07/01 ! 🙂
N’hésitez pas à nous contacter pour le réserver ! >>> info@librairieflagey.be


> Illustrations de Jérémie Gasparutto <

001

Qui est Bambi ? Une gamine pauvre et parano ? Une croqueuse d’hommes, une voleuse ? Une victime ou un bourreau ?

© Jérémie Gasparutto – Librairie Flagey 2020

Gênée par ses faux ongles, la ravissante tripote mollement le homard et les pinces, et dit à l’autre, avec un mélange de fierté et d’affection :

« Bien joué, c’est top pour une première. T’as été un vrai bonhomme. » Elle sourit, cogne son poing droit contre celui de la blonde, « On va s’en tirer mon frère.

— Tellement.

— Après, c’est pas pour te clasher, mais y a deux trois choses quand même. Des détails. » Elle laisse un suspense, continue, «Ta robe sortie d’où, sérieux je me demande, spéciale cacedédi à l’abbé Pierre ou bien? On y croit pas une seconde, et elle pue l’antimite. Quand le boloss t’a vue avec moi, au lieu d’être joisse, il s’est méfié, je peux te dire qu’il était à deux doigts de se barrer. (p. 12-13)


002

Pourquoi Bambi joue-t-elle avec le feu ? Pour se faire du mal, pour se faire du bien ou pour se venger ?

© Jérémie Gasparutto – Librairie Flagey 2020

Tant de connerie, Bambi n’en peut plus, «Garde-les à la fin, tes pompes, puisque t’y tiens tant que ça», et derrière elle, elle entend Leïla rire bête, «T’es trop bonne, Bambi.» Bambi a pris son briquet et tient un des pieds de l’adolescente au-dessus de la flamme. Leïla maintenant glousse fort et gras. La chaussure fume, commence à prendre feu, «Putain ça fouette.» Une odeur de caoutchouc brûlé. Des gouttes de plastique tombent sur le trottoir. La fille se relève d’un coup, les yeux pleins de brume et prise de panique, elle gueule et gueule et se met à courir, sa chaussure enflammée fait boule de feu dans la nuit. Elle disparaît derrière le coin de la rue. (p. 28)


003

Maman : une alcoolique, une pauvre chose, une ogresse ?

© Jérémie Gasparutto – Librairie Flagey 2020

Bambi ne réagit pas, n’esquive pas, elle se couvre juste le visage des bras. Attend quoi. Leïla se lève et prend les poignets de la femme qu’elle force à s’asseoir dans le sofa. Qui tout de suite se calme, et son regard retourne au vide, à un endroit où il n’y a plus rien de vivant. Puis Leïla s’envoie un trait dans la narine gauche, l’autre dans la droite. Récupère la paille, le billet, le sac, le reste, «T’as raison, on monte.»

La mère de Bambi s’est repliée en position fœtale et on dirait bien qu’elle est morte, sauf qu’à intervalles irrégu- liers, elle continue à porter à sa bouche une bouteille de plastique, remplie d’un liquide trouble. «C’est toujours comme ça, dit Bambi pour l’excuser, là elle va dormir. » (p. 36-37)


004

Les bestas de Bambi : ses complices ou ses garde-fous ?

© Jérémie Gasparutto – Librairie Flagey 2020

La cour de récré le matin et la gueule de bois. Tout semble moins beau, maintenant qu’elles tiennent les murs et que le béton rase leurs dos étriqués, râpe à cru leurs cuirs pas chers, leurs vestes de soi-disant daim qui se défont en bouloches. Le ciel bouché se reflète dans leurs visages blêmes et le blanc de leurs yeux. Le sac à dos de Leïla déverse des feuilles au sol, et un classeur vide. Une feuille s’envole, des exercices de français, une grosse écriture enfantine. Bambi boude : à peine arrivée à l’école, interceptée par Fichard, une surveillante, dans un genre de cagibi dont elle s’est fait un bureau. Convoquée chez le directeur le lendemain, avec ses parents – sa mère, donc –, elle devait se douter de la raison. Bambi avait tout de suite répondu que non elle se doutait pas, vraiment pas, mais vraiment de rien, et aucune idée de ce qui allait encore lui tomber sur le coin de la gueule. (p. 39)


005

Le Sig-Sauer de Bambi, objet d’agression, de légitime défense, souvenir de papa, ou doudou ?

© Jérémie Gasparutto – Librairie Flagey 2020

Ce Sig qu’il avait laissé derrière, Bambi en avait fait son doudou et son bébé. Elle ne s’en remet pas, de l’avoir perdu, deux semaines et elle n’a toujours pas réussi à trouver quoi que ce soit d’approchant. Sans lui elle se sent tellement à poil. Fragile à crever, et c’est vraiment moche. Il faudra bluffer grave, maintenant, avec la réplique qu’elle a récupérée sur le net. Vraiment, faudra qu’elle ait l’air d’y croire très fort. Parce qu’au fond ce qui compte, ce sont les gestes, les mouvements, l’assurance. C’est le mental qui fait tout le taf, le gun n’est qu’un accessoire. Bambi le sait et se le répète. Elle espère, quand même, que le mec en face sera une buse. (p. 135)


006

Julie l’éducatrice parviendra-t-elle à sauver Bambi avant que Bambi ne fasse d’elle qu’une bouchée ?

© Jérémie Gasparutto – Librairie Flagey 2020

Un air éperdu de gentillesse pas naturelle du tout. L’air très reconnaissable des femmes entre deux âges sous antidépresseur. Elle rit mollement, parfois sans raison, rit beaucoup. Rit trop, comme si quelque chose en elle avait cessé de lutter. Et quand elle rit de son rire qui ne rime à rien, un rire qui pisse froid et bruisse bêtement, ça allume son œil gris et rond, il en devient presque effrayant. Pour le reste, un visage tout haché, une coupe courte et négligée à la pauvre diable, un corps sans viande, aucun intérêt. Les filles se marrent dès qu’elle tourne le dos, et parfois même en face. Elles imitent son petit rire idiot en pire. Quand elles disent quelque chose de gentil, c’est que juste derrière, elles préparent un sale coup, ou un mot cinglant. Elle n’est pas de taille, face à ces trois cannibales femelles qui se débattent dans un bain d’acide en éclaboussant tout et en n’aimant rien. (p. 125)


007

L’homme au bar : pauvre type, vieux dégueulasse, bourreau ou victime ?

© Jérémie Gasparutto – Librairie Flagey 2020

Il utilise des mots choisis, veut montrer qu’il est un type bien, malgré tout. Elle le déteste, et joue la timidité pour masquer l’antipathie qu’il lui inspire. Trempe ses lèvres dans le vin. La main qui tient le verre n’est pas ferme. Elle raconte des histoires d’étudiante fauchée, auxquelles elle n’est pas loin de croire elle-même. Pas en rajouter trop, non, doser, mesurer, à cet exercice-là, elle est rodée. Putain elle a presque envie de pleurer, tellement elle est étudiante, tellement elle est pauvre, et le droit d’inscription,

l’année prochaine, il va encore augmenter, et sa maman est au chômage, et malade, un cancer, Bambi n’ose rien lui demander, à maman. Non non maman ne sait rien, bien sûr, elle a déjà trop de problèmes. L’homme trouve que Bambi est quelqu’un de très bien, qu’elle sait ce qu’elle veut, et ça devient rare, de nos jours. Si ça lui dit de prendre un verre dans sa suite. (p. 136)


008

Qui mangera qui ?

© Jérémie Gasparutto – Librairie Flagey 2020

Aussitôt, Bambi se met à graboter dans son sac d’école, pour faire plus net là-dedans, en sort des feuilles en accordéon, et la boîte du gun qu’elle ouvre, et un sac de cartouches qu’elle pose à côté d’elle. Elle ne sent plus ses gestes, ils viennent tout seuls, comme s’ils existaient depuis toujours, comme si depuis toujours elle les avait dans ses mains. Il n’y a pas d’hésitation, pas de faiblesse, pendant qu’elle sort le chargeur, l’alimente de douze balles, le remet jusqu’au déclic, Bambi ne pense plus à rien. Ses gestes l’attendaient au fond d’elle, attendaient de naître, ils coulent de source, ils font partie d’elle et tout entière elle se réduit à eux. Ils sont là depuis toujours, parfaits et vivants. Ils la remplissent, la complètent. Beaux comme l’amour et purs comme l’instinct, ses gestes animent l’arme et sa main devient mortelle. (p. 193-194)