“Le droit du sol”, E. Davodeau, Futuropolis

Etienne Davodeau (Les ignorants, Les couloirs aériens) s’est lancé un nouveau défi. Fasciné par la grotte du Pech Merle où sont abritées des peintures rupestres vieilles de 30 000 ans et interpellé par le projet d’enfouissement de déchets nucléaires qui resteront radioactifs pendant plus de 100 000 ans à Bure, pour réussir à appréhender, à comprendre comment le même sapiens peut accoucher de ces deux démarches aux antipodes l’une de l’autre, il décide de rallier un point à l’autre à pied.
Plus de 800km et 1 mois de voyage dans lequel il nous embarque avec lui, à hauteur d’homme ou plutôt de sac à dos : celui d’un bon vivant pince-sans-rire qui sait apprécier à leur juste valeur les horizons et les plaisirs simples. Nous sommes ballottés dans les galères comme dans les joies, la fatigue, la soif, le corps qui ne répond plus mais aussi le sentiment grisant et précieux de liberté de la marche en solitaire, l’hospitalité inattendue de mains tendues sur le chemin, les sérendipités le long des sentiers.
Mais là où Davodeau déploie tout son génie narratif, c’est en entremêlant ce carnet de bord intime avec des témoignages de spécialistes qu’il met en scène comme s’ils venaient faire un bout de chemin avec lui dans des dialogues passionnants. Science des sols, agriculture, énergie nucléaire bien sûr, mais aussi rapport à l’objet livre, à la postérité, et entretiens avec des militants/habitants du « territoire en lutte » qu’est devenu la zone autour de Bure, où la notion de droits de l’homme se fait de plus en plus floue… Mais je crois que c’est la question de la sémiologie qui m’aura frappée le plus : comment réussir à imaginer même un moyen de faire passer le message à l’épreuve du temps et de l’évolution des langues, aux sapiens dans 100 000 ans ? Et au-delà, qu’allons-nous laisser de ces beaux horizons sur lesquels l’artiste vient de nous emmener aux générations futures ?
Il y a définitivement de quoi donner le vertige (le sous-titre a toute son importance!) à bien des niveaux face à cette œuvre complète et complexe à la croisée des chemins entre BD reportage et carnet de voyage, au carrefour entre moments de grâce et sentiment d’urgence. L’intérêt était là depuis le début mais je me suis surprise à être saisie d’émotion en refermant ce livre. Car à l’issue d’une telle somme d’érudition et d’humanité, amenée avec une sobriété qui ne la rend que plus fracassante, comment ne pas se sentir concerné(e) ?
Sans doute l’album le plus édifiant et abouti de l’année. A (s’) offrir pour tout le monde !
– Nikita –